Ricoeur, penseur systématique

 

Je souhaite, dans cette brève intervention, présenter une hypothèse ayant trait à la façon de philosopher de Paul Ricoeur. Son œuvre est extrêmement riche en analyses et elle se présente aussi comme une remarquable construction conceptuelle qui se confronte à d’autres philosophies de notre époque. La somme immense de ce que Ricoeur a écrit peut nous obnubiler sur ce qui fait tenir ensemble tout ce qu’il a fait.

Elle peut même dissimuler des éléments fondamentaux de sa pensée, qui doivent être explicités, si nous voulons saisir sa façon de philosopher et mieux comprendre en quoi consiste son œuvre. La question se pose donc de savoir comment il faut procéder pour acquérir une meilleure compréhension de sa philosophie prise dans son ensemble.

 Il va de soi qu’il n’est pas sage dans une courte intervention d’avancer des propositions ou des hypothèses trop aventureuses. Je me permets néanmoins de vous dire que je pense que la philosophie de Ricoeur reste dominée par une tendance à une systématisation dont il faut tenir compte pour bien comprendre sa philosophie.  Cette tendance, il faut le reconnaître, est souvent cachée et elle semble, en outre, contredite de trois façons : D’abord par un désir de rester concentré sur des questions spécifiques, ensuite par une conviction que le discours philosophique a des limites spéciales, et enfin par une conception de la position fondamentale du sujet dans le monde.

Pour comprendre cette tendance à la systématisation, il me semble utile de distinguer entre le sujet de la philosophie de Ricoeur et ses modes d’approche, ou, si vous préférez, entre sa vision fondamentale et ses méthodes. Mon hypothèse est que dans les œuvres variées de ce philosophe se trouvent, d’une part, une même vision du sujet qui nous donne une indication préalable de ce qui le préoccupe sans arrêt dans sa philosophie, et d’autre part une même logique d’approche qui nous ramène d’une méthode à l’autre en vue d’une clarification chaque fois plus poussée de l’expérience du monde et de l’être que nous portons en nous.

Il ne peut être question dans cette brève intervention d’étayer cette hypothèse par des analyses des œuvres de Ricoeur. Je me limiterai à relever ce qui me parait caractériser la logique d’approche que l’on trouve à l’œuvre dans ses analyses et à relier cette logique à la vision du sujet qui anime sa philosophie.

En bref, il me semble que la logique d’approche qui caractérise la philosophie de Ricoeur consiste à faire une distinction entre trois étapes par lesquelles on doit passer dans l’analyse. La première consisterait à épeler les significations qui nous fournissent une compréhension claire et distincte de notre sujet, une compréhension limitée, certes, mais essentielle ; une compréhension qui nous donnerait accès  à la profondeur du sujet. Une deuxième étape consisterait à découvrir les limites de cette intelligibilité et d’en identifier les apories,  de façon à nous rappeler l’obscurité et les mystères qui entourent tout sujet dans son expérience et ses activités. Une dernière étape enfin consisterait à approfondir les paradoxes auxquels nous sommes confrontés pour  trouver des voies nouvelles afin de mieux penser le sujet.

Je pense que cette logique d’approche, cette méthodologie, si vous voulez, que l’on retrouve partout dans les œuvres de Ricoeur, n’est pas seulement une manière qui lui serait habituelle pour travailler, mais qu’elle serait plutôt requise par le sujet même que Ricoeur vise à approfondir et porter au jour, à savoir l’intelligibilité de cet être que chacun de nous porte en soi. 

Tournons-nous donc maintenant vers la vision de la réalité humaine qui me parait marquer la philosophie de Ricoeur. Cette réalité garde toujours en elle une obscurité et un mystère qui limitent l’intelligibilité qu’on peut avoir de notre expérience et de notre existence. Il y a toujours quelque chose de laissé pour compte, un surplus de sens que nous ne pouvons pas vraiment enfermer dans une grille conceptuelle. Ainsi Ricoeur nous invite-t-il constamment à regarder vers la réalité humaine, d’une part sous l’angle d’une dispersion et d’une perte du sens,  et d’autre part sous celui d’une récupération et d’une donation du sens. Le sujet est ainsi placé entre un principe de totale dispersion de la signification et un principe d’un possible rétablissement du sens. Toute l’existence du sujet – que ce soit dans sa pensée théorique, dans sa vie active et volontaire ou encore dans son affectivité – est donc marquée par une tension, ou plutôt par des tensions multiples. Elles peuvent aller d’une tendance à nier tout sens à la vie  jusqu’à la tendance qui affirme au contraire qu’il existe une création continuelle du sens dans la vie. La vision de l’existence qui nous est ainsi présentée est celle d’un être qui fait l’expérience d’une obscurité et d’un mystère dans  l‘existence et qui doit constamment produire un effort pour s’y maintenir, afin d’accueillir la réalité qui se découvre en lui et à lui.

Cette reconnaissance d’une obscurité et d’un mystère au cœur de la réalité humaine n’accorde aucune concession à l’irrationalité. Cela signifie au contraire que l’entreprise philosophique doit être basée sur des principes d’intelligibilité créés par la pensée philosophique elle-même, indépendamment de son sujet. C’est une position fondamentale de Ricoeur qu’il expose en maints endroits, par exemple :

« Il semble que pour être indépendante dans l’élaboration de ses problèmes, de ses méthodes et de ses énoncés, la philosophie doive être dépendante dans ses sources et sa motivation profonde. Cela ne laisse pas d’être troublant. »[i]

Ce fait « dérangeant » indique une tension constante entre la précompréhension de ce qui est pensé et discuté en philosophie, et les présuppositions de celle-ci concernant ses méthodes et sa rationalité. La philosophie est une clarification rationnelle de pensées problématiques où les règles et les principes du processus de clarification sont indépendants des pensées qui demandent à être clarifiées ou éclaircies. Ces mêmes pensées déterminent néanmoins l’étendue et la direction de l’ensemble du processus d’explication. Cette circularité est fondamentale dans la philosophie de Ricoeur et il y fait référence à de nombreuses reprises. C’est dans L’homme faillible qu’il l’a peut-être le mieux expliqué :

« […] si le progrès de la pensée, dans une anthropologie philosophique, ne consiste jamais à aller du simple au complexe, mais procède toujours à l’intérieur de la totalité même, ce ne peut être qu’un progrès dans l’élucidation philosophique de la vue globale. Il faut donc que cette totalité soit d’abord donnée en quelque façon avant la philosophie, dans une précompréhension qui se prête à la réflexion ; il faut donc que la philosophie procède par une élucidation seconde d’une nébuleuse de sens qui comporte d’abord un caractère préphilosophique. C’est dire qu’il faut dissocier entièrement l’idée de méthode en philosophie de celle de point de départ. La philosophie ne commence rien absolument : porté par la non-philosophie, elle vit de la substance de ce qui a déjà été compris sans être réfléchi ; mais si la philosophie n’est pas, quant aux sources, un commencement radical, elle peut l’être quant à la méthode. Nous sommes ainsi conduits plus près d’une hypothèse de travail articulée par cette idée d’une différence de potentiel entre une précompréhension non philosophique et un commencement méthodique de l’élucidation. »[ii]

Comment la philosophie peut-elle déterminer son autonomie par rapport à la vision fondamentale du sujet qui est donnée dans une compréhension pré-philosophique ? Ici, nous devons revenir à la logique d’approche qui caractérise la philosophie de Ricoeur et que j’ai déjà décrite brièvement. Cette logique implique un modèle méthodologique que Ricoeur met en œuvre systématiquement dans ses analyses et qui consiste en une tripartition afin de cerner par étapes la position du sujet dans ses médiations multiples et riches. Or ce modèle méthodologique a une double vertu : D’abord il est un instrument fort utile pour délimiter des problématiques spécifiques et mettre de l’ordre dans une pensée qui risque toujours d’être brouillée du fait de la confusion qui caractérise le monde tel que nous le vivons. Ensuite ce modèle nous rappelle les limites essentielles de la pensée philosophique elle-même, à savoir qu’elle ne crée pas ce qui la requiert, qu’elle doit apprendre, par un dur travail de conceptualisation, à se soumettre à une intelligibilité déjà existante et qu’elle ne maîtrisera jamais complètement.

Permettez-moi pour finir cette brève intervention de vous rappeler la position fondamentale de Ricoeur en utilisant ses propres mots : Le sujet humain, le Cogito, le soi, doit toujours être approché à travers des  médiations.

Ces médiations peuvent être formées de façon variable, et comporter des significations différentes, à travers lesquelles la position réelle du sujet dans le monde devra être déterminée. “Telle est mon hypothèse philosophique, dit Ricoeur : je l’appelle la réflexion concrète, c’est-à-dire le Cogito médiatisé par tout l’univers des signes”.[iii]

Il n’y a jamais une façon directe de comprendre le Soi. Son effort pour exister, son désir d’être, doivent être dévoilés à travers un processus d’interprétation qui s’inquiète des façons variées que peut prendre le sens quand il s’établit dans la culture et l’histoire. L’Ego pensant n’est ni le maître de la signification, ni l’origine du sens, mais il est le sujet d’un processus créatif de signification qui le transcende et qu’il doit essayer de comprendre s’il veut être en mesure de se découvrir lui-même. La tâche de la philosophie est d’expliquer les conditions de compréhension de ce processus créatif par lequel le sujet est constitué dans le monde. Et, par là même, de démontrer comment une véritable connaissance de soi est possible. C’est cet effort constant et systématique d’approfondissement de l’expérience du sujet, dans son obscurité et dans ses mystères, qui traverse la philosophie de Ricoeur de part en part et donne à sa pensée une force personnelle unique.

Paru dans Hommage à Paul Ricoeur. Unesco 2006, s. 93-100.

[i]Histoire et vérité, p. 19.

[ii]L’homme faillible, p. 24.

[iii]Le conflit de l’interprétation, p. 260.


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