La démocratie dans la ville et à l’Université
Je vais parler du mode de gouvernance qui convient à la ville et l’université et de ce qui les séparent de l’État-nation et de l’entreprise. À mon avis les instances de décision qui régissent ces différents ensembles collectifs que sont la ville, l’Université, l’Etat-nation et l’entreprise dépendent de leur finalités respectives, c’est-à-dire des valeurs et des principes en jeu dans ces ensembles complexes. Ce sont les finalités fondamentales de ces ensembles qui détermineront leur fonctionnement.
Ceci étant posé, je commencerai mon intervention par des remarques sur les finalités de ces ensembles collectifs qui sont aussi d’une manière ou d’une autre des entités communautaires. L’Université est née d’un besoin d’étudier ensemble, c’est-à-dire sa finalité est l’étudier ensemble pour des participants dont les motivations peuvent par ailleurs être fort différentes. La collégialité est la forme démocratique qui correspond le mieux à la poursuite de son but fondamental.
La finalité de l’Etat-nation est le bien publique du peuple tout entier, de sorte que la démocratie représentative convient le mieux à son but. La finalité fondamentale de l’entreprise est la recherche du profit économique (même si elle assure par ailleurs d’autres fonctions). Elle n’a, en elle-même, que très peu de rapport avec la démocratie représentative (qui régit les instances de décision de l’Etat-Nation) et avec la collégialité démocratique (qui régit les instances de décision dans l’Université). Enfin la ville est née du besoin de vivre ensemble, d’organiser sa vie en commun au même endroit. Sa finalité première et fondamentale est le vivre ensemble, la convivialité dans les meilleures conditions possibles. Je laisse en suspens pour l’instant son rapport avec la démocratie.
Et j’en viens à présent au cœur de mon argumentation. Il y a trois instances de décision en jeu dans n’importe quel ensemble collectif, ou entité communautaire. Ces trois instances sont l’instance collective, l’instance institutionnelle et l’instance organisationnelle. Par l’instance collective, j’entends la capacité d’une entité communautaire de se conduire coopérativement sur la base d’une responsabilité partagée pour prendre des décisions en commun. Par instance institutionnelle, j’entends la formation dans un ensemble collectif d’une unité représentative qui en assure les intérêts publiquement et qui est chargée de défendre son autonomie et son indépendance. Par instance organisationnelle, j’entends la mise en place d’un mécanisme qui permets l’exécution des divers plans d’actions nécessaires pour réaliser les buts de l’ensemble collectif en question.
Chaque ensemble collectif ou entité communautaire a besoin de ces trois instances de décision, mais c’est la finalité de chaque institution qui doit décider laquelle des trois instances vient en premier lieu et détermine son fonctionnement. Dans l’Université, c’est l’instance collective, qui est l’instance première, à savoir la collégialité, l’étudier ensemble. Dans l’Etat-nation, c’est l’instance institutionnelle, avec ses corps constitués, qui est l’instance première. Dans l’entreprise, c’est l’instance organisationnelle qui vient en premier lieu.
Qu’en est-il de la ville ? La cité, depuis l’antiquité, n’a pas d’autre finalité que de vivre ensemble, c'est-à-dire le bien-être et la prospérité au sein d’une collectivité conviviale. Mais il lui est arrivé de succomber à la tentation de copier des mécanismes de décision qui sont étrangers à cette finalité. La ville a souvent tendance à se calquer sur l’Etat-nation, dont les finalités sont différentes, voire même à se substituer à lui. Elle est tentée aussi de se rapprocher du modèle de l’entreprise.
Voyons cela de plus prêt. C’est quand l’aspect institutionnel emporte que la ville a tendance à se rapprocher de l’État-nation. Elle devient alors la réplique du parlement national quand elle n’en est pas la caricature. Il est compréhensible que les clivages d’une politique nationale se retrouvent au niveau municipal, mais cela risque de brouiller les enjeux politiques propre à la cité.
C’est quand l’aspect organisationnel prédomine que la ville a tendance à se calquer sur l’entreprise. Or, que l’entreprise pénètre les instances organisationnelles de la ville est une chose. Mais elle ne saurait servir de modèle aux pouvoirs municipaux, car une convivialité équilibrée, prospère et heureuse est la finalité de la ville depuis qu’elle existe. C’est cette convivialité qui exige un mode spécifique de gouvernance, tout comme la collégialité est requise pourque la communauté universitaire s’épanouisse. Les villes nous ont laissé des palais, des églises, des places, des avenues, qui n’auraient jamais vu le jour si elles avaient été gérées comme des entreprises, car toutes ces empreintes du passé sont étrangères à la gestion au mondre coût. En outre, quand l’aspect organisationnel tend à dominer les autres, les exigences de l’efficacité dans l’aménagement risque de priver de parole les membres d’une collectivité urbaine. La ville risque alors de se réduire à une série de plans sur des cartes, et non à l’ensemble de ses habitants.
Venons-en enfin à ce qui rapproche la ville de l’université. L’Université, ensemble collective d’intérêts souvent divergents, résout ses litiges et conflits grâce à ses instances de décision collégiales. Cela ne signifie pas que ceux qui la composent aient les mêmes projets personnels ni les mêmes buts. Cela signifie simplement que ses instances décisionnelles servent sa finalité première : étudier ensemble.
La ville, de même, est un débat permanent où une multitude d’intérêts divergents se rencontrent, s’opposent et se résolvent ou se dissolvent. C’est un éternel chantier où le débat se consume sans jamais s’épuiser tout à fait. Et nos villes sans cesse renaissantes donnent tort à ceux qui en prédisaient le déclin ou la mort. Elles ont pour elles la durée, car elles ont une finalité qui traverse les siècles et les remous de l’Histoire : vivre tous ensemble.
Páll Skúlason
Novembre 2003