L’esprit et la pensée des Islandais
Conférence au Palais de la découverte à Paris le 17 novembre 2004
On a affirmé que les Islandais ne se laissaient pas convaincre par la logique, à peine par l’argent et encore moins par les arguments de la foi, mais réglaient leurs problèmes en pinaillant sur les mots et en cultivant les disputes sur des questions insignifiantes étrangères au problème posé. Mais qu’on en vienne au coeur du débat, et les voilà désemparés et silencieux. En revanche, si un ami ou cousin leur demande une chose, et les voilà prêts à surmonter les plus grands obstacles pour eux, et il y a d’ailleurs des siècles et des siècles que les campagnes islandaises seraient désertes s’il en avait été autrement. Il y a encore un mode d’argumentation qui est le dernier recours des Islandais quand tout a déjà été tenté, et c’est l’humour, même le plus trivial. Dès que quelqu’un raconte une petite fiction amusante, la société tout entière retrouve sa douceur lumineuse et l’âme redevient un terrain accueillant.
Halldór Laxness
I . Une remarque et une question en guise d’introduction
Avant d’entrer dans le vif de mon sujet, je voudrais faire une remarque préliminaire et poser une question qui se trouve à l’arrière plan de mes réflexions.
Ma remarque concerne le titre de mon exposé. Par l’esprit d’un peuple, j’entends l’ensemble des idées qui le guide dans sa vie de tous les jours et lui donne inspiration de ce qu’il doit faire et comment il doit agir dans la vie. La pensée d’un peuple est par contre sa manière de mener une réflexion collective sur cet ensemble d’idées et de forger des conceptions concernant le monde et notre existence. L’esprit et la pensée d’un peuple comme des Islandais ou des Français forment ensemble ce qu’on pourrait appeler sa mentalité, ou plutôt sa manière de se sentir au monde, à savoir l’atmosphère spéciale qui enveloppe sa culture de tous les jours. Pour vous donner tout de suite un exemple, il y a une différence très intéressante entre les Islandais et les Français dans leur manière de discuter; les Français ont développé un art de la discussion où ils ne sont pas impliqués personnellement, tandis que les Islandais ont tendance à mettre en jeu leur propre personne dans la discussion de sorte qu’un débat prend souvent la forme d’une dispute personnelle.
La question qui anime mon propos et mon investigation est la suivante : Comment faut-il concevoir l’avenir de ce peuple qui a créé et développé la culture islandaise depuis 1120 ans – onze cent vingt ans – à l’heure actuelle de la mondialisation économique, politique et culturelle de notre planète ?
Un philosophe français bien connu, Paul Ricoeur, m’a aidé à comprendre et à débattre cette question quand j’ai commencé mes études philosophiques. J’étais en première année de philosophie à l’Université Catholique de Louvain en 1966 quand un ami m’a prêté son livre Histoire et vérité. Dans cette collection d’articles et de conférences se trouvait un texte qui s’intitulait « Civilisation universelle et cultures nationales ». J’en étais fasciné parce qu’il mettait le doigt directement sur ce qui m’avait motivé pour entamer des études philosophiques, à savoir la nécessité de réfléchir sur la culture de mon propre pays, l’Islande, à la lumière d’idées et de théories philosophiques de portée générale.
Tout à coup, donc, les problèmes qui m’avaient préoccupé se révélaient devant moi dans ce texte remarquable de Ricœur où il expliquait en termes clairs et profonds les questions aujourd’hui connues et maintes fois débattues ces dernières années sous le titre de « mondialisation » ou en anglais de « globalisation ». Ricœur posait la question en forme de paradoxe: « comment se moderniser, et retourner aux sources ? Comment réveiller une vieille culture endormie et entrer dans la civilisation universelle ? »[1]Ce paradoxe s’amplifie dès que l’on tient compte du fait que les lois du développement de la civilisation universelle ne sont pas les mêmes, s’opposent même à la loi qui régit le développement des cultures nationales. Je cite Ricoeur :
« Il y a là pour l’humanité deux façons de traverser le temps : la civilisation développe un certain sens du temps qui est à base d’accumulation et de progrès, tandis que la façon dont un peuple développe sa culture repose sur une loi de fidélité et de création : une culture meurt dès qu’elle n’est plus renouvelée, recréée ; il faut que se lève un écrivain, un penseur, un sage, un guide spirituel pour relancer la culture et la réexposer à nouveau dans une nouvelle aventure à un risque total. »[2]
Alors deux questions se posent. D’une part celle de savoir comment la création culturelle spécifique pour chaque peuple ou pays peut continuer dans un monde qui est dominé par des processus scientifiques, techniques, économiques et juridiques produisant une civilisation universelle. D’autre part, la question se pose de savoir comment des cultures nationales diverses peuvent se rencontrer, sans s’opposer dans un débat mortel où la reconnaissance est d’avance rendue impossible.
Pour un pays comme l’Islande – avec une population de presque trois cent mille personnes et une culture singulière qui se réfléchit et se développe depuis plus de 1000 ans – il est inévitable que de telles questions se posent avec une acuité accrue. Est-ce que nous allons survivre et garder notre identité en tant que nation avec notre propre langue, notre histoire et notre vision de l’avenir ? Ou serons-nous submergés par les vagues puissantes de la mondialisation technique, économique et politique qui traversent la terre avec un énorme pouvoir « civilisateur » mais pas forcément « culturel » ? À cette première question s’ajoute une autre qui n’est pas moins grave : Même si en principe on peut entrevoir la possibilité de garder son identité nationale à travers les turbulences de la mondialisation, est-ce que les nations les plus fortes ne vont pas dominer les nations plus petites sur le plan économique, politique et social ? En d’autres termes, une reconnaissance effective entre des cultures avec leurs valeurs, leurs croyances et leurs idées différentes est-elle vraiment possible ?
Pour aborder ces questions urgentes et troublantes, il faut en premier lieu essayer d’analyser et de comprendre pourquoi et comment les cultures – ou les manières qu’ont les humains de construire leurs rapports au monde – sont aussi divergentes et riches en variété d’idées, de pensées et d’actions. En même temps il faut essayer de voir de près ce qui fait l’unité d’une culture, ou ce que Ricoeur appelle “le noyau créateur d’une civilisation” ou “le noyau éthico-mythique d’une culture”[3]. Comment définir un tel “noyau créateur” ? “Il me semble – dit Ricoeur – que, si l’on veut atteindre le noyau culturel, il faut creuser jusqu’à cette couche d’images et de symboles qui constituent les représentations de base d’un peuple.”[4]La question devient alors celle de savoir comment analyser et comprendre les “représentations de base d’un peuple”.
II. La nature et la langue
Pour analyser et comprendre lesdites “représentations de base d’un peuple”, il faut avant tout se concentrer sur trois éléments : la nature du pays où l’on vit, les caractéristiques de la langue que l’on y parle, et enfin les événements qui marquent l’histoire du peuple en question. L’esprit et la pensée d’un peuple se forment – selon cette hypothèse – en liaison avec la nature spéciale, la langue propre et l’histoire unique du peuple que nous voulons comprendre. Les représentations de base d’un peuple concernent avant tout ces trois éléments.
Je vais d’abord mentionner quelques traits essentiels de la nature islandaise, de la langue islandaise, ainsi que de l’histoire tout-à-fait particulière des Islandais. Après avoir parlé des traits essentiels de la nature, de la langue et de l’Histoire, je montrerai comment une nation jeune et partie sinon de rien du moins d’un point zéro, a plus de facilités peut-être qu’une autre à embrasser le monde.
Mais permettez-moi tout d’abord d’attirer votre attention sur une caractéristique commune et absolument remarquable qu’ont la nature, la langue et l’histoire islandaise. C’est leur transparence, ou si vous préférez, leur originalité simple et claire. En effet, la nature islandaise se lit à livre ouvert et les forces naturelles y sont tout à fait manifestes et relativement accessibles pour tout le monde. L’Islande est un pays en train de naître, de sortir “des entrailles de la terre” et le pays est “jailli de l’océan” comme le sommet d’une montagne volcanique formée au contact de deux plaques continentales. L’écorce terrestre y est inhabituellement mince, toutes les roches islandaises sont issues de volcans, les centres éruptifs sont variés et accessibles, et le pays est isolé des autres. L’époque glaciaire n’est pas loin en arrière, la faune est pauvre et les contrastes sont forts. Le paysage est varié avec ses montagnes, ses vallées, ses rivières, ses plateaux intérieurs dénudés où se découvrent des oasis de végétation. Et la nature est dynamique et imprévisible comme le temps qu’il fait : une éruption volcanique ou une tempête peuvent survenir à tout moment.
Le sens des mots de la langue islandaise est également manifeste et accessible pour quiconque qui a appris l’islandais, et je vous en donne tout de suite quelques exemples dont Madame Vigdís Finnbógadóttir s’est servie pour illustrer ce fait. Je cite Vigdís :
«L’esprit islandais préfère – non exige – que les mots soient transparents, c'est-à-dire qu’il puisse déduire des radicaux qui les forment qu’elle en est le centre. Ainsi du mot pour radio en islandais, « hljóðvarp ». Il signifie « le son projeté vers l’extérieur ». Le mot pour télévision « sjónvarp » est formé de la même façon : « vision projetée ».
L’exemple que je préfère – continue Vigdís – de cette transparence est peut-être celui de baromètre. Il s’agit d’un appareil qui mesure la pression atmosphérique, c'est-à-dire le poids de l’air, qui est variable selon les conditions météorologiques. Comment voulez-vous qu’un enfant français comprenne ceci à partir du mot obscur de baromètre ? Il faut avoir fait des études pour cela, appris le grec et le latin. En revanche, un enfant islandais n’aura aucun mal à comprendre le terme islandais « loftvog » la balance qui pèse l’air. Le mot est d’une limpidité parfaite. »
Les concepts islandais, même les plus techniques, les plus érudits, sont tous lisibles sinon compréhensibles par tous. L’humus des siècles ne s’est pas déposé sur les mots. Et dans le champ qui m’intéresse, celui de la philosophie, je m’exprime en spécialiste et utilise des termes que mes compatriotes n’ont peut-être jamais utilisés de la même manière, mais aucun de ces termes, cependant, n’est illisible pour un islandophone.
Si nous regardons maintenant vers l’histoire islandaise, un fait saute aux yeux. Les Islandais connaissent leur origine mieux que tous les autres peuples européens, peut-être mieux que tous les autres peuples du monde. Et la raison est très simple. Un savant islandais a écrit au moyen âge un “livre de la colonisation” qui rend compte de façon détaillée de la venue des vikings en Islande au 9ième siècle et comment ils se sont installés dans les fjords et les vallées et comment ils ont réparti le pays entre eux.
III. Quelques repères historiques
Parcourons rapidement l’histoire de l’Islande, c’est-à-dire du peuple islandais.
La date de l’habitation de l’Islande a été fixée l’année 874 quand Ingólfur Arnarson a établi sa ferme à Reykjavik (on croit même savoir l’endroit exact où cette ferme a été construite). Avant, il y avait des les hermites chrétiens, papar (ou « papistes ») venus d’Irlande.
En l’année 930 les Islandais ont créé leur république à Thingvellir et ont commencé à ériger des lois et à prendre des décisions en commun. Le pays était alors divisé en 39 régions dirigés par des chefs (godar) qui étaient à la fois religieux et politiques. Ils se réunissaient une fois par an (en plein air l’été) à Thingvellir (les champs du parlement) pour discuter leurs affaires et ériger des lois.
1000
Adoption du christianisme. Considéré comme l’âge d’or de la culture islandaise, une période relativement paisible pendant deux siècles qui se termine par une crise politique grave, une sorte de guerre civile dans laquelle les grandes familles qui règnent dans le pays se battent violamment, s’entretuent quasiment.
1262
L’Islande passe sous la couronne norvégienne, devient une partie du royaume de Norvege (qui passe à son tour sous la couronne danoise en 1380).
1550
Réforme luthérienne, décapitation du dernier éveque catholique islandais, le roi du Danemark confisque tous les biens de l’église catholique en Islande. Du point de vue culturel, un point important : la traduction en islandais de la Bible, une étape cruciale pour la préservation de la langue islandaise et de la culture islandaise en général.
17ème et 18ème siècles
Période difficile et douleureuse : éruptions volcaniques, la peste. Une théorie veut qu’une grande éruption dans les années 1780 ait été un des facteurs d’une mauvaise récolte en Europe (et en particulier en France) qui a fait monter le sentiment d’injustice en France et abouti à la Révolution francaise ! C’est aussi – lueur d’espoir dans cette période sombre – le moment où un grand savant islandais, Árni Magnússon, rassemble les anciens manuscrits et les met en lieu sûr à Copenhague, préservant ainsi notre héritage culturel de l’oubli.
19ème siècle
La montée du sentiment national en Europe et du mouvement indépendantiste, en particulier parmi une poignée d’intellectuels islandais à Copenhague en 1811, naissance du héros national, Jón Sigurðsson, historien, archiviste et juriste – qui fait constamment référence à l’âge d’or du Moyen âge.
1874
Une nouvelle constitution que le roi du Danemark nous apporte (1000 ans après la premiere installation des scandinaves) ; elle est encore valable sur plusieurs points fondamentaux.
1918
L’Islande acquiert son autonomie, une certaine indépendance. Le pays reste formellement sous la couronne danoise, mais avec un gouvernement local jusqu’en 1944.
1920 – 1940
Période prospère du point de vue culturel, une periode pendant laquelle beaucoup d’artistes et d’écrivains essaient d’éduquer le public, une période pendant laquelle on introduit beaucoup d’idées nouvelles dans le paysage culturel islandais. L’Université d’Islande (fondée en 1911, 100 ans après la naissance du grand Jón Sigurdsson mentionné plus haut) commence à jouer un rôle culturel important . Nouvelles maisons d’édition (de gauche, puis à droite) sont crées, des sociétés de lecture, plus de bibliothèques etc. Les arts fleurissent, pas seulement la littérature, l’art fondamental des Islandais (une culture livresque, fondée sur le livre) mais aussi la peinture et la musique et les artistes jouent un rôle plus important qu’avant dans la société.
Avec la deuxième guerre mondiale viennent les Alliés, d’abord les Anglais, puis les Américains, et notre culture tombe sous le charme de la technique, de l’argent et la consommation – une période économique intense commence dans la vie des Islandais.
1944
Établissement d’une république avec un président élu au suffrage universel. Le président n’a pas de pouvoir exécutif, ce pouvoir revient au premier ministre et au gouverment, mais le président assume une fonction répresentative et culturelle importante.
L’année 1980 est une date importante pour nous, car cette année-là nous élisons au suffrage universel, pour la première fois au monde, une femme comme président de notre république : Vigdís Finnbogadóttir.
IV. Imiter la nature
Après cet aperçu rapide de la nature, de la langue et de l’histoire islandaises, la question se pose de savoir comment les gens qui subissent leur influence réagissent et forment leur propres modes de pensée et d’action, non seulement pour s’adapter à un milieu extérieur à eux-mêmes, mais pour construire leur monde culturel. Les représentations de base ou, si vous préférez, les représentations naturelles des Islandais, réflètent, de toute évidence, les caractères essentiels de la nature du pays, à savoir les contrastes « clairs et distincts » entre le feu et le glace, le désert et la vallée, la tempête et le « calme » (logn), l’hiver long et noir et l’été court et lumineux. L’essentiel c’est le mouvement dynamique des forces naturelles qui agit directement sur l’esprit et exige de lui la capacité de pouvoir réagir extrêmement vite à des changements naturels qui peuvent arriver à tout instant, par exemple un tremblement de terre, une éruption volcanique, une tempête de neige… On sait que tout ça arrive, mais on ne sait ni comment cela va arriver ni quand. Ce qui fait qu’il faut que l’on soit prêt à réagir de manière différente selon les circonstances. De sorte qu’on ne peut pas se préparer selon un plan détaillé, mais plutôt en gardant toujours une vue globale et vigilante sur la situation et imaginer comment les choses pourraient éventuellement se passer. Ici un trait marquant de l’esprit islandais s’explique, à savoir la tendance à différer ou retarder la décision qu’il faut prendre, d’attendre jusqu’au dernier moment de se décider – et ensuite foncer à toute vitesse dans l’action.
Arrêtons-nous quelques instants sur ce trait spécifique bien connu des Islandais. On peut en effet décrire ce trait de façon opposée à ce que je viens de faire en parlant de différer la décision. En fait, les Islandais sont bien connus pour savoir prendre des décisions très rapidement, trop rapidement même, c’est-à-dire sans préparation systématique et rationnelle – en se fiant à leurs intuitions et à leurs inspirations qu’ils ont à chaque moment – ou à l’instant même de la décision. Alors pourquoi cela ? Pourquoi les Islandais ne se laissent-ils – comme disait Laxness – « pas convaincre par la logique, à peine par l’argent et encore moins par les arguments de la foi » ?
La réponse que je me permets d’apporter est tout simple : les Islandais imitent l’irrationalité même de la nature, l’imprévisibilité, l’inattendu, l’incalculable. Ils surveillent la situation et sont prêts à l’action, mais sans savoir d’avance ce qu’ils vont faire parce qu’il ne savent pas ce qui va arriver. Souvent leurs propres actions surviennent comme des événements dont ils s’étonnent ! Et dans des situations difficiles, où ils n’ont aucune idée comment ils vont s’en sortir, ils se disent que « les choses vont s’arranger ». « Öll él birtir upp um síðir », « toutes les tempêtes vont passer ». Cela peut paraître comme une sorte d’optimisme enfantin ou naif, mais c’est plutôt un réalisme basé sur des faits d’expérience qui est ici en jeu. L’essentiel est de garder son calme quoiqu’il arrive – est surtout d’accueillir une mort certaine avec sérénité.
Conformément à cet esprit qui n’obéit pas forcément à une argumentation rationelle, les Islandais ont vite abandonné leur confiance dans les dieux paiens que leur ancêtres avaient vénérés sur la terre beaucoup plus stable de Scandinavie – pour adopter une foi qui s’exprime en islandais « að trúa á mátt sinn og megin », « de croire à sa propre force et puissance ». Une autre expression qui exprime cette idée directrice de l’esprit islandais est « sjálfur leið þú sjálfan þig », « tu dois te tenir toi-même par la main ». C’est pourquoi les islandais ont pu adopter le christianisme comme une religion officielle pour des raisons tout-à-fait pragmatiques, c’est-à-dire pour garder la paix entre eux. La loi, qui fut proclamée à Thingvellir en ce jour d’été en l’an mille, permettait en effet à chacun de pratiquer sa propre foi en privé – un droit qui est encore respecté.
V. L’âge d’or de la culture islandaise
Cet événement marque le début de l’âge d’or de la culture islandaise qui va durer pendant trois à quatre siècles. C’est une période de paix intérieure qui se caractérise par une activité internationale et nationale très fructueuse du point de vue culturel. Des écoles sont établies à Skálholt et à Hólar, et des oeuvres littéraires se multiplient – à la fois des traductions du latin et aussi de l’ancien français en islandais et des écrits originaux en islandais, des sagas islandaises ainsi que des poèmes eddiques exprimant la sagesse et les visions du monde de l’ancienne religion germanique.
Dans cette période la langue islandaise se forme comme un outil extrêmement précieux pour raconter des histoires qui traitent de façon réaliste ou objective des intrigues variées des rapport humains et en particulier des premières générations des Islandais, c'est-à-dire de la vie des gens qui ont vécu peu avant que cette pratique de l’écriture ait commencé en Islande.
Pourquoi ce genre littéraire a-t-il pris une telle ampleur en Islande ? Pourquoi les Islandais ont-ils choisi la narration – la saga – comme la forme de base de leur mode de pensée et d’expression ? La réponse que je me permets de donner à cette question est liée à celle que j’ai donnée précédement concernant la façon dont les Islandais ont inventé une attitude de vie qui correspond à la nature de leur pays. Il y a trois éléments à retenir à ce sujet.
D’abord les Islandais se sont désinteressés des forces occultes de la religion païenne qui expliquaient l’histoire ou ce qui arrive par des décisions des dieux comme Odinn, Thor, Freyr etc. – pour s’intéresser aux décisions des hommes eux-mêmes, leur motifs, leurs désirs, leurs haines, leurs amours etc.
Deuxièment, ils n’ont pas pu concevoir la réalité comme une hiérarchie statique ou intemporelle comme le faisaient les penseurs sur le continent qui ont inventé la scolastique aux 12ième et 13ième siècles. Ces penseurs – dont le plus grand fut sans doute saint Thomas d’Aquin – étaient héritiers d’une tradition de pensée gréco-romaine et arabe qui avait inventé une vision théorique du monde qui était complètement inconnue dans le monde nordique et germanique. Or, les écrivains islandais, qui sont allés faire des études dans des centres académiques ou universitaires nouvellement établis à Paris et ailleurs en Europe, n’ont pas pu adopter cette vision du monde. Revenus en Islande, c’est la vie des gens, l’histoire humaine, qui les a préoccupés et fascinés.
Troisièmement, et en accord avec ce que je viens de dire, pour les Islandais la réalité naturelle et humaine était manifeste et accessible comme un enchaînement d’événements, comme un déroulement inévitable ou comme un destin heureux ou malheureux selon les circonstances. Et derrière cette survenance de la réalité – du réel qui est là au moment présent – il n’y a pas une autre réalité. Ni celle de nos pensées, ni celle à laquelle les autorités religieuses, mondaines ou scientifiques auraient accès. Le seul accès possible – pour l’esprit islandais qui s’est formé dans les sagas islandaises – aux autres dimensions de la réalité, à l’avenir et au passé, est celui du rève. Le rève est la voie royale vers des aspects de la réalité que nous ne savons pas capter au moment présent. Tout ce qui nous paraît mystérieux y devient merveilleusement clair pour celui qui sait lire le rêve et découvrir ce qui s’y passe.
VI. De la pénurie à la richesse
Maintenant je vous ai dit presque tout ce qu’il faut pour comprendre l’esprit et la pensée des Islandais. Il y pourtant quelques faits importants qui restent à explorer. D’abord les faits concernant la pénurie extrême des Islandais pendant des siècles. Ensuite les faits qui concernent l’isolement de l’Islande aussi pendant des siècles.
En effet, l’histoire réelle des Islandais depuis leur âge d’or aux onzième et douzième siècles est marquée par une période noire et misérable qui a duré du 14ième siècle jusqu’au 20ième siècle. C’est à cette période terrible, longue et douloureuse à laquelle Laxness fait référence dans Alþýðubókin (Le livre du peuple) :
« Mais quand la culture européenne était à son zénith, et tandis que l’humanité franchissait allègrement ces marches que sont la Renaissance, la réforme, les Lumières, et jusqu’au Positivisme du XIXe siècle, les Islandais scandaient des poèmes adaptés de romans populaires étrangers et chantaient d’imbéciles psaumes dans la langue des païens. »[5]
Personne ne peut comprendre ni expliquer comment le peuple islandais a survécu à ses misères pendant ces siècles noirs et incroyablement pénibles pour nos ancêtres qui manquaient de tout pour vivre une vie humaine digne de ce nom. Mon grand-père, un paysan pauvre au nord de l’Islande, me racontait des histories très brèves de son enfance où il y avait une extrème pauvreté. Où il manquait littéralement de tout pour survivre. Sauf le devoir tacite de s’entre-aider. Comme le dit Laxness : « Mais que leurs amis ou leurs cousins leur demandent une chose, et les voilà prêts à surmonter les plus grands obstacles pour eux, et il y a d’ailleurs des siècles et des siècles que les campagnes islandaises seraient désertes s’il en avait été autrement. »
Les Islandais ont survécu. C’est déjà un miracle. Le deuxième miracle est qu’ils sont devenus un des peuples les plus riches au monde. Ce miracle économique est suivi actuellement par une percée actuelle des Islandais sur le marché européen avec des investissements qui vont mener d’ailleurs à on ne sait quoi.
Comment les Islandais ont-ils pu en très peu de temps s’approprier les ressources du monde technologique le plus avancé et moderniser leur société du tout point de vue ? Deux éléments découlent de ce que j’ai déjà dit et je vais en ajouter un troisième. Premièrement la pénurie en Islande pendant des siècles de matériel et de matériaux techniques fait qu’ils étaient entièrement ouverts à toute nouvelle technique qui pouvait leur servir à faciliter la vie de tous les jours. Une technique déjà établie ne les bloquaient pas : il leur manquait tout ! Le second point est lié à leur aptitude à réagir très vite à des situations nouvelles et de se lancer sans hésitation dans des aventures selon leurs intuitions ou leurs inspirations du moment.
Le troisième point est lié à l’Islande même. L’Islande est une île isolée loin des autres pays. Sa population est homogène et tout le monde a à peu près la même vision globale du pays et du monde. Or la réalité n’est pas terriblement compliquée pour les Islandais – l’éventail du choix est en fait très limité. C’est ainsi que les Islandais approchent le monde en général comme étant tout à fait accessible et relativement simple, n’offrant qu’un nombre limité de possibilités. Dans un monde économique, politique et culturel d’une extrême compléxité, cette façon de voir le monde est un atout énorme ! Au lieu de se perdre dans des réflexions ou des spéculations « inutiles », les Islandais décident immédiatement vers où ils veulent aller. En outre, ils se disent souvent « nous n’avons rien à perdre à essayer ». C’est l’attitude de celui qui n’a rien – et même n’est rien ou ne vaut rien – aux yeux du monde ou des autres.
En effet, les Islandais ont un complexe d’infériorité vis-à-vis des autres nations – et ils sont toujours très curieux de savoir ce que les autres pensent d’eux ou de l’Islande. Ils prennent le regard de l’autre ou de l’étranger toujours de manière très personnelle. Ils ont une sensibilité à fleur de peau, et peuvent se révéler susceptibles. Ceci est lié au fait qu’ils n’ont pas vraiment connu des étrangers, et très peu d’étrangers sont venus s’installer en Islande dans le temps. Mais en même temps les Islandais sont arrogants à leur façon – dotés d’une immense affirmation de soi – et regardent encore en direction des héros des sagas islandaises qui allaient toujours visiter les rois à l’étranger, et revenaient au pays avec les trésors qu’ils avaient gagné dans le monde extérieur – úti í heimi. L’esprit viking vit donc toujours ! Et pour cet esprit l’essentiel c’est de laisser une histoire – c’est la réputation qui est la valeur ultime pour l’individu.
VII. Etre différent et reconnu
Les Islandais ont le sentiment d’être différents des autres et ils recherchent une reconnaissance pour cette différence. En même temps ils veulent participer à pied d’égalité des autres nations dans la mondialisation économique, politique et culturelle. Ils veulent par exemple entrer au Conseil de sécurité de l’ONU, ce qui peut paraître surprenant si on ne tient pas compte de leur ambition d’être reconnus par les autres nations.
Ce désir d’être reconnu est sans doute universel, mais chacun le cultive à sa manière. Pour les Islandais ce désir est lié aux représentations de base qui font le noyau éthico-mythique de leur culture. Ces représentations ont été recréées mille fois dans des récits et des poèmes islandais et apparaissent encore aujourd’hui dans une création littéraire intense.
En effet, les Islandais sont un peuple de narrateurs, et c’est sur ce point final que je terminerai ce portrait de l’esprit islandais. Raconter une histoire n’est pas seulement un divertissement, c’est aussi une forme de pensée. Un récit est une succession d’événements, ce qui implique que le monde change, qu’il avance comme le récit, que la réalité est intelligible et non une masse opaque, immobile et décourageante. Ceci ne signifie pas que les Islandais croient entièrement à la vérité de leurs récits. Les évènements ont pu se passer différemment de ce qu’on dit ou raconte (Laxness parle même de fictions amusantes) mais cela ne change rien à l’essentiel qui est que pour eux c’est le récit qui rend le monde intelligible. C’est peut-être dans leurs récits, dans leur amour des belles histoires – vraies ou fausses, peu importe ! – que s’expriment le mieux l’esprit et la pensée des Islandais.
[1]Histoire et vérité, Seuil, Paris, 1964, p. 281.
[2]Ibid. p. 285.
[3]Histoire et vérité, p. 282.
[4]Ibid. p. 284.
[5]Alþýðubókin, Reykjavik 1949, p. 44.