La culture du point de vue cosmopolitique

La culture du point de vue cosmopolitique

Intervention, Unesco/Collège internationale de la philosophie, 18 novembre 2004

Le problème que je voudrais poser, dans mon intervention, est le suivant : Dans quelle mesure une mondialisation culturelle est-elle possible et souhaitable ?

En abordant ce problème, il faudrait d’abord essayer de trouver une réponse à la question de savoir en quel sens il est possible, ou non, de parler d’une mondialisation culturelle ou, si vous voulez, d’une culture cosmopolitique, d’une culture qui soit universel en ce sens que tout homme et donc l’humanité entière aurait intérêt à y participer pour s’enrichir des biens qui donnent valeurs à la vie.

Il convient de faire remarquer, tout d’abord, que l’on parle sans hésitation d’une mondialisation économique et politique ; et qu’à parler ainsi, on présuppose une conception des pouvoirs planétaires et des méthodes rationnelles de production et de domination ; pouvoirs et méthodes, donc, censés s’appliquer à tout pays, à tout peuple de la terre.

L’idée d’une mondialisation en général – qu’elle soit économique, politique ou culturelle – cache donc d’emblée non seulement l’idée mais aussi la pratique d’une application des lois universelles à l’ensemble de l’humanité.

Or il faudra bien s’apercevoir que les deux mondialisations « primaires » – économique et politique – sont déjà culturelles en un certain sens, car elles agissent à la fois sur le savoir-faire et sur les forces productrices des gens et des peuples – ainsi que sur leurs capacités et leurs modes de recevoir le monde, de consommer et d’apprendre. Bref, la mondialisation, quelle que soit son nom, affecte les aspects les plus quotidiennes et ordinaires de la vie des hommes.

Évidemment, tout dépend de la façon dont on définit la culture. Une telle définition se trouve déjà impliquée dans ce que je viens de dire : la culture, c’est le savoir-faire aussi bien que le savoir-recevoir (ou le savoir-accueillir). Le savoir-faire, à son tour, implique à la fois le savoir-produire (ou le savoir-rendre) et le savoir-gouverner (ou le savoir-contrôler).

La question capitale se présente donc en ces termes-ci : Est-ce que la culture – toute culture – n’est pas soumise à l’économique et au politique ? Peut-on penser la culture comme une force et une dimension de notre réalité – indépendante de l’économique et du politique ?

La réponse que je vais vous donner est à la fois simple et complexe : Il faut le faire. Il faut penser la culture en tant qu’indépendante des forces économiques et politiques. J’irais même jusqu’à affirmer que tout dépend de la réponse à cette injonction catégorique et urgente : Il faut le faire. Pourquoi faut-il penser la culture de cette manière, pourquoi cette tâche relève-t-elle d’une telle urgence ?

Permettez-moi de faire un petit détour en me rapportant à ma langue maternelle, l’islandais. Cette langue ancienne – qu’on a su appeler, parfois, « le latin du nord » – a gardé un nom singulier pour décrire ce qui s’appelle, dans la plupart des langues occidentales, la culture. Le mot en question, c’est « menning ». Ce mot renvoie, d’une manière tout à fait transparente pour quiconque parle la langue, au mot « menn », pluriel de « maður » – homme. Plus précisément, le mot implique, à travers sa composition même, le sens de « devenir homme ». En islandais, donc, menning, culture, c’est devenir homme, c’est l’humanisation. D’où il découle également qu’en tant que menning, la culture consiste dans le devenir-humain de l’humanité.

Cette excursion langagière nous accorde peut-être une nouvelle approche du débat sur la culture et la mondialisation. La question de la possibilité d’une culture universelle (mondiale, mondialisée, cosmopolitique) devient celle de la question de l’humanité, d’une humanité commune – de la question « quelle est notre humanité ? ». Cette question, à son tour, se pose simultanément en s’appliquant à l’individu, aux nations, et au monde en général (humain ou cosmique). Quelle est mon humanité – en tant qu’individu ? Quelle est notre humanité – en tant que peuple (islandais, français ou autre) ? Quelle est notre humanité – en tant que l’humanité (en général) ?

Une telle analyse tripartite de la question de l’humanité ne manquera pas d’inviter aussi la question demandant d’établir une nouvelle synthèse : Comment penser les rapports entre ces trois aspects de la question de la culture en tant qu’humanité ?

Peut-être la question générale des liens existants entre l’humanité, la culture et la mondialisation appelle-t-elle une approche négative. Si tout effort visant de conserver et de développer notre humanité se définit en tant que culture, alors tout ce qui va à l’encontre de notre humanité est, pour parler encore de l’islandais, « ómenning », non-culture. Notre sort en tant que membres de l’humanité dépend de notre capacité de produire de nouvelles formes de la culture en combattant la non-culture.

(Pour illustrer un peu ce que je veux dire en parlant de la culture et de la non-culture, je pourrais vous donner un certain nombre d’exemples : le non-culture, c’est l’impolitesse, la négligence de la santé, la mauvaise architecture, la transformation capricieuse de l’environnement, et le mauvais traitement des animaux. La culture consiste dans l’inverse.)

Comment faire en sorte que la culture – en tant que humanité individuelle, nationale et globale – fleurisse ? Comment combattre la non-culture – au niveau personnel, national et global ?

Dans son livre sur l’université, José Ortega y Gasset dépeint les enjeux de la culture de manière claire et vivifiante :

La vie est un chaos, un jongle embrouillé et confus dans lequel l’homme est perdu. Mais son esprit réagit au sentiment de perdition : il peine à trouver des « chemins », des « voies » à travers les bois, en guise d’idées claires et fermes concernant l’univers, de convictions positives sur la nature des choses. L’ensemble, ou le système, de ces idées, est la culture au sens véritable du terme … La culture est ce qui sauve la vie humaine du simple désastre ; elle est ce qui permet à l’homme de vivre une vie qui se tient au-delà d’une tragédie insensé ou d’une disgrâce intérieure.

Pour finir, je voudrais vous présenter une petite esquisse d’une hypothèse concernant notre manière de nous orienter dans le monde – en tant que hommes, membres de l’humanité, c’est-à-dire aussi en tant qu’êtres culturaux. Lorsque l’homme tâche à trouver son chemin dans la réalité (« chaotique », à en croire Ortega), trois facultés ou trois facteurs sont impliqués : la pensée, la volonté et la conscience.

D’abord, l’homme est un être social qui vit en faisant partie d’un groupe ; sa vie est une vie sociale. Ses relations avec les autres appellent des mœurs et des conventions dont l’objectif est d’assurer la reconnaissance, la confiance et la sécurité mutuelles. En tant qu’être social, l’homme est un être pensant (qui, en tant que tel, a une histoire).

En second lieu, l’homme est un être actif (ou créateur, ou pratique) qui s’engage dans la transformation constante de son environnement, exprimant ainsi ses besoins, ses désirs et ses souhaits. Les produits de cette activité créatrice ont pour but d’assurer la subsistance matérielle, le pouvoir et l’estime à l’intérieur du groupe aussi bien qu’entre des groupes particuliers. En tant qu’être actif, l’homme est un être volontaire (qui s’engage à transformer la terre).

En troisième lieu, l’homme est un être théorique (ou passif) qui porte son attention sur tout ce qu’il rencontre dans le monde, qui aperçoit, qui contemple et qui s’efforce de comprendre tout ce qui y a lieu. C’est ainsi qu’il construit des édifices théoriques dont l’objectif est d’assurer une vue commune sur les lois de la réalité. En tant qu’être théorique, l’homme est un être conscient (qui se sert, en tant que tel, de la langue).

Au fond de cette analyse tripartite, nous trouvons un aspect général de l’homme : il ne vit jamais seul, son existence présuppose qu’il vive avec des autres. De surcroît, l’homme ne constitue jamais un tout, un ensemble circulaire et clos qui se fermerait sur lui-même. L’homme est son propre devenir. C’est ainsi que l’humanité de l’homme se présente en tant que simultanément stable et transitoire – son stabilité n’est que dans son caractère transitoire – et que cette même humanité s’avère être, essentiellement, à rebours de toute conception finie et fermée d’une totalité suffisante de soi.

Telle serait donc, si l’on peut dire, l’essence cosmopolitique de cet être complexe qu’est l’homme : chercher des valeurs fermes dans la réalité, tout en s’opposant sans cesse, au nom de et en accord avec son humanité même, à l’établissement ultime d’un système clos – qui serait donc, paradoxalement, la culture au sens enfin propre du terme : la culture qui ne serait donc plus celle des hommes, mais celle de l’éternité. Celle, peut-être, de la mondialisation enfin achevée ; celle où l’humanité de l’homme aurait été, finalement, définie – comme si par décret. L’autre extrême impliquerait un monde entrecoupé où il n’y aurait qu’une multitude d’entités atomiques fermées sur elles-mêmes, sans communication mutuelle. La vraie culture, celle qui s’accorderait avec l’humanité de l’homme, consiste ou consisterait – j’ai recours au conditionnel car c’est d’une tâche perpétuelle que je parle – dans la reconnaissance de la multiplicité tout en gardant l’idée et la nécessité d’une humanité.

La culture du point de vue cosmopolitique


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