L’Université et l’éthique de la connaissance

Le but de cet article est double. D’une part, tenter d’expliquer pourquoi tant de gens finissent par perdre de vue ce qui fait l’essentiel de l’activité universitaire, et d’autre part essayer de rappeler à l'opinion les caractéristiques principales de l’activité universitaire depuis le Moyen-Âge, c'est-à-dire sa finalité et les aspects éthiques qui lui sont fondamentaux.

Tout le monde admet dorénavant que l’activité universitaire devient chaque jour plus  importante dans le champ de la vie économique, ce qui implique qu’on doive la rendre la plus efficace possible. En même temps on parle souvent en Europe de la crise des universités et de leur difficultés d’accommoder tous leur étudiants et de résoudre toutes les tâches que la société leur impose. Pour compliquer le problème, de nouveaux établissements scolaires sont nés qui paraissent conçus d’une autre manière que celle qu’imposait la gestion traditionnelle des universités. Et pour finir, on donne le statut d’université à des écoles professionnelles qui se parent du nom d’université. Tout ces changements modifient insensiblement l’idée que l’on se fait de l’institution et de ce qui s’y passe. L’image en sort brouillée de même que les critères auxquels une école devrait toujours satisfaire pour mériter sa nouvelle appellation.


Je mentionnerai pour commencer des faits concernant l’évolution des universités dans le monde et qui éclairent  le problème auquel elles sont affrontées, du fait des exigences nouvelles auxquelles elles doivent répondre. Ensuite je présenterai brièvement la théorie de Clark Kerr à propos de la « multiversité » dans son ouvrage The Uses of the University, paru en 1963, car ses idées ont beaucoup influencé les débats sur le sujet. La crise de l’université serait en fait une crise d’identité. A cette idée présumée d’une crise d’identité, j’en oppose une autre, qui part d’une réalité historique. Pour mieux comprendre l’idée de l’université telle qu’elle s’est construite durant des siècles, il faut distinguer entre le but interne de l’institution et ses rôles externes.Je défends la thèse que pour étudier l’université il est nécessaire de la voir en tant que communauté de gens qui organisent leur coopération en vue de s’occuper efficacement de la connaissance. Les universitaires forme en effet une communauté singulière qui leur fait devoir d’organiser la recherche, de prévoir à sa conservation et de contrôler sa transmission. C’est pourquoi les universités ont besoin d’une éthique pour définir des valeurs, des règles et des vertus afin de pouvoir les cultiver dans leur communauté interne. Et c’est alors que la singularité dont nous parlions apparaît clairement. Elle oblige les universitaires à définir la manière qu’on aura d’assumer une responsabilité  au moment de répondre aux demandes extérieures. Je discuterai une théorie des vertus qui se développent dans la pratique des connaissances et je tâcherai de montrer à ce propos que l’on doit toujours distinguer entre un mode de penser académique et un mode de penser ordinaire.

Pour que les universités puissent mener leur action et remplir leurs fonctions de façon positive, il est primordial que tous les acteurs de la société, et pas seulement les universitaires, comprennent et acceptent la nature de l’activité théorique. Je défendrai la thèse selon laquelle cette précieuse l’activité théorique consiste en des vertus spécifiques que tous ceux qui pensent de manière théorique doivent pratiquer.

 

Le développement des universités et les changements sociaux

Dès le départ, trois faits sont à noter : D’abord le développement d’une civilisation universelle que l’on désigne, depuis une quinzaine d’années, sous le terme de mondialisation, avec partout la construction d’universités qui se ressemblent. Ensuite la massification de ces universités, toujours au même niveau mondial, puisque l’augmentation du nombre d’étudiants a été en moyenne de 10% par an, depuis une centaine d’années. Enfin le développement de nouvelles techniques de production ou de communication qui sont liées à la montée en flèche d’entreprises de toutes sortes, dont le seul intérêt est le profit économique.

Ces trois faits sont intimement liés : les nouvelles techniques requièrent de nouvelles formations ou, à tout le moins, la transformation des anciennes. Elles créent donc une pression permanente sur l’éducation universitaire. Plusieurs disciplines techniques ou professionnelles sont déjà bien intégrées dans l’université. Elles se propagent dorénavant dans le monde et constituent progressivement l’armature d’une civilisation universelle.

A cette description rapide, j’aimerais ajouter deux observations qui concernent  le rapport qu’à l’université, d’une part avec l’État-Nation, et d’autre part avec l’individu. Depuis le XIXe siècle, la plupart des universités européennes ont été fondées, ou prises en charge par l’Etat et joué un rôle fondamental dans le développement des nations (en anglais on parlerait de « nation building »). Mais le contexte a changé. Du fait de l’affaiblissement des pouvoirs nationaux dans l’ensemble mondial, ce rapport intime est aujourd’hui remis en question et les universités ont de plus en plus commencé à servir les intérêts des entreprises économiques. C’est pourquoi l’État-Nation demande que les branches de l’activité économique et les entreprises participent de manière accrue dans le coût de la gestion des universités.

En même temps, le rapport entre l’université et l’individu a changé lui aussi.. On ne vient plus chercher des diplômes pour le seul service de l’Etat ou pour faire de la recherche scientifique, mais au nom d’intérêts  très variés. L’idée que l’éducation universitaire soit en fait un investissement des étudiants entraine que beaucoup de gens pensent qu’ils doivent payer pour leurs études. Du coup, les universités, tout comme les écoles et les instituts rattachés à l’éducation supérieure, sont devenus de plus en plus souvent des centres de dimension internationale, au service d’intérêts individuels ou sociaux. 

 

Est-ce qu’on peut faire n’importe quoi dans une université ?

C’est Clark Kerr, l’ancien président de l’Université de Californie à Berkeley, qui a contribué le plus à la dissolution de l’idée traditionnelle de l’université. Il y a déjà plus de 40 ans qu’il a proposé le nom de « multiversité » pour ces institutions de l’éducation supérieures qui servent des intérêts indéfiniment variés. Selon Kerr “l’université représente tant de choses pour tant de gens différents qu’elle doit forcément partir un peu en guerre contre elle-même” (p. 7).[2]

 « “La multiversité” » au regard de Kerr, « est une institution inconstante. Elle n’est pas une communauté mais plusieurs : la communauté des étudiants du premier cycle et celle des étudiants du second cycle, la communauté des humanités, des sciences sociales et des scientifiques, les communautés d’instituts techniques, la communauté du personnel non universitaire, et enfin la communauté des administrateurs. Ses contours sont flous. Elle s’étend aux diplômés, aux législateurs, aux agriculteurs ou aux hommes d’affaires qui ont tous un lien, ou plusieurs, avec une de ces communautés internes. En tant qu’institution, elle plonge loin dans le passé et loin dans l’avenir, mais elle est souvent en froid avec le présent (…) comme une esclave au service d’une société qu’elle ne se prive pas de critiquer, quelquefois impitoyablement. Partisane de l’égalité des chances, elle est en elle-même une société de classe. Dans les sociétés médiévales de maîtres et d’étudiants, apparaissaient clairement les intérêts communs. Dans le cadre de la multiversité, ces intérêts sont différents et parfois même antagonistes. Une communauté devrait avoir une âme, un principe de vie unique, mais la multiversité en a plusieurs, certains  assez  bons, bien qu’une question fasse encore débat : celle de savoir quelles âmes méritent le salut. » (pp. 14-15)

Ce regard de Kerr me semble dévoiler l’état d’esprit d’une personne qui douterait de sa propre identité.  Elle se rend compte alors que tout dépend de sa liberté de choisir, qu’il s’agisse de sa propre  nature ou de sa destinée. Kerr la voit comme une entité traversée d’idées conflictuelles, et qui est condamnée à prendre des décisions sur ce qu’elle veut devenir. Se trouvant dorénavant à la recherche d’elle-même, elle aura l’obligation d’avoir un projet clair.

Si tel est le cas, l’université devrait donc réfléchir sans arrêt sur elle-même. Et aux yeux de Kerr, ce serait la fonction de ceux qui la dirigent, principalement le président, le “Chancellor” ou le recteur, de la piloter pour qu’elle reste consciente de ce qu’elle peut faire pour se réaliser.

La manière dont Kerr comprend les universités ressemble à la façon dont Jean-Paul Sartre comprenait les êtres humains. Exister, disait-il, c’est décider de sa propre réalité. Il n’y a pas de “nature humaine” qui nous dise à l’avance qui nous sommes. C’est en cela que consiste notre position spéciale au monde par rapport aux tous les êtres qui s’y trouvent. Nous faisons certaine choses vis-à-vis nous-mêmes qu’aucun autre être que nous connaissons fait ou peut faire. Avec notre libre conscience nous décidons ce que nous faisons de nous-mêmes et créons par là notre propre identité et image de nous-mêmes. Il en va de même pour les universités. Elles sont ce qu’auront fait d’elles ceux qui les composent  et les dirigent. Mais alors presque n’importe quoi peut être fait dans l’enceinte de l’université selon ce que ses employés décident d’y réaliser.

Néanmoins la plupart des gens considèrent que trois choses tombent sous l’activité des université, à savoir l’enseignement, la recherche et le service pour la société qui est lié directement ou indirectement à l’enseignement ou à la recherche. Mais cette limitation de l’activité universitaire laisse beaucoup de questions sans réponse.

 

La crise d’identité des universités

Dans un petit livre sur la philosophie de l’éducation, Olivier Reboul a aussi montré ce qui nous désoriente à propos de l’université:

« Comme l’école, l’université ne cesse de croître dans le monde d’aujourd’hui. Seulement, alors qu’on sait à peu près ce que l’on attend de l’école, on reste désorienté dès que l’on s’interroge sur les fonctions de l’université. Et cet « on » inclut les universitaires eux-mêmes. Si l’université est en crise, il s’agit essentiellement d’une crise d’identité. Enseignement culturel ou formation professionnelle ? Primat de la recherche ou primat de l’enseignement ? Recherche fondamentale ou appliquée ? Sélection des étudiants, avec le risque d’élitisme, ou accueil du plus grand nombre, avec le risque de nivellement ? Unité du savoir, ou savoirs spécialisés ? »[3]

Chaque fois que l’on se soucie de l’enseignement supérieur, ces questions, partout, sont  forcément débattues et leur réponses peuvent être fort différentes. En outre, la situation d’un pays à l’autre peut

A propos de la France, il faut noter la division de l’enseignement supérieur en deux secteurs parallèles, les grandes écoles et les universités. Alain Renaut explique dans un peut livre, Que faire des universités ?[4] que cette division crée une situation particulièrement difficile pour les institutions qui tombent sous la catégorie « universitaire », alors que les « grandes écoles » sont bel et bien des « universités », elles aussi, selon la terminologie internationale. « Puisque les grandes écoles assument la fonction importante de former des élites dont la nation française a besoin, » se demande amèrement Alain Renaut, « à quoi bon se préoccuper des universités ? » Et l’auteur continue  :

« Ainsi pourrait-il devenir politiquement acceptable, en France plus qu’ailleurs, d’abandonner les universités à elles-mêmes et à leur misère : l’indispensable approvisionnement en cadres se trouvait assuré ailleurs, dans de petites institutions à l’écart des bataillons de plus en plus serrés des étudiants, les meilleurs élèves des lycées, soustraits d’emblée à l’université par le système de classes préparatoires, faisaient efficacement l’acquisition des qualifications professionnelles les plus élevées. C’est pourquoi il n’est pas socialement insensé qu’aujourd’hui (…) –30% du budget de l’enseignement supérieur soit consacré à faire fonctionner un secteur qui concerne à peine plus de 4% des étudiants » (p.81)

Voici des arguments suffisants pour attirer beaucoup de monde dans la rue.

Après cette froide plongée dans la réalité française, dirigeons notre curiosité vers l’ensemble  du monde. Il est clair qu’il y a toute sorte d’école qu’on appelle des universités. Il y a des universités vénérables comme l’Université de Bologne fondée en 1088 et l’Université de Sorbonne à Paris (qui en fait est divisée aujourd’hui en 13 universités). Il y a de jeunes universités comme l’Université d’Islande fondée en 1911 ou un nouveau né comme l’Université du Luxembourg entre en exercice en 2004. Et partout dans le monde, en particulier en Chine et en Inde, un nombre croissant d’universités a été créé ces dernières années.

Il va de soi que la situation de toutes ces universités est très variée et leur crise d’identité, si toutefois elles souffrent d’une telle crise, peut aussi être différente d’une école à l’autre. Par contres chaque institution académique ou universitaire  doit en effet se forger une identité propre, une réputation, une renommée. L’histoire nous enseigne que pour y parvenir, il ne faut pas seulement du temps : Pour qu’une telle réalisation soit possible, il faut d’abord et constamment se référer à  l’idée même de l’université en tant que telle, c’est-à-dire son image générique et idéale, celle qui définit les valeurs, les enjeux, les rêves ou les folies qui vont devoir guider les personnes engagées dans l’aventure.

 

L’Idée de l’université

Il ne fait pas de doute dans mon esprit qu’il existe une idée de l’université qui s’est formée à travers les siècles et apparaît dans l’image générique et idéale que la communauté universitaire se fait d’elle-même partout dans le monde. Dans ce qui suit je m’efforcerai d’expliciter cette idée et m’approcher de son cœur éthique.

Cette idée est de même nature que l’idée aristotélicienne de l’homme en tant qu’être rationnel, et de celle de Sartre de l’homme en tant qu’être libre : La tâche est alors de créer des conditions et des instruments pour réaliser le rêve d’une vie humaine sous les signes de la raison et de la liberté. Je suis convaincu que l’université est un des instruments les importants qui a été inventé pour réaliser ce rêve et que l’invention des universités au Moyen-Âge, a été décisive pour le développement dune société éclairée – et qu’elle le sera dans l’avenir.

Je veux partager ma conviction avec mes lecteurs en me servant encore des pensées de Clark Kerr. Il croit, nous l’avons vu, à la dispersion, sinon à la disparition, de l’idée d’université dans la multiplicité des fonctions, des intérêts, des enjeux et des rôles que les institutions de l’enseignement supérieur et de la recherche jouent aujourd’hui dans la société contemporaine. Il pense que le pouvoir économique y devient de plus en plus dominant. Mais tout en reconnaissant la réalité de « la multiversité »  il ne perd pas de vue ce qui fait l’identité profonde de l’université, une identité où la liberté et la raison restent en jeu. Je cite :

« Les fins nous sont déjà données. La préservation des vérités éternelles, la création d’une connaissance nouvelle, l’amélioration du service rendu chaque fois que la connaissance d’un ordre supérieur peut servir les besoins humains. C’est là que résident les fins. Les moyens, toujours, doivent être améliorés dans un environnement compétitif et dynamique. »[5]

Garder les vérités éternelles et universelles, créer des connaissances nouvelles, faire en sorte que la vérité, et la connaissance de ce qui importe, puissent satisfaire le besoin des gens, voilà une description remarquable de la finalité propre à l’institution universitaire. (Il ne manque qu’un élément clé dans cette description et c’est la transmission de la connaissance ; sans doute cet élément allait tellement de soi pour Kerr qu’il n’a pas cru nécessaire de le mentionner !) Pour mieux comprendre cette  finalité interne il faut la distinguer des rôles externes que l’université doit accomplir au hasard des circonstances sociales et historiques. Les services que l’université rend à une multitude d’institutions comme l’armée, l’église ainsi qu’aux entreprises économiques, relèvent des rôles externes de l’université. Les pouvoirs ecclésiastiques, politiques, militaires et économiques ont besoin d’institutions qui forment des gens qui savent acquérir et développer des connaissances sans lesquelles ces pouvoir ne pourraient pas fonctionner. Or l’université est précisément l’institution dont la finalité interne est la recherche, la préservation et la transmission de la connaissance en tant que telle et qui peut satisfaire à une infinité de besoins ou d’intérêts réels.

 

Finalité interne de l’université

Comment rendre compte de cette finalité interne de l’université ? Rappelons-nous le sens originaire du mot : uni-versus, tourner autour d’une chose une. Universitas  signifiait en latin une totalité, c’est-à-dire un groupe autonome qui formait ce que l’on appelait une « guilde » dont les membres avaient tous les mêmes intérêts. Par exemple « universitas mercatorum » pour le corps collectif des marchands dont l’intérêt principal était (il l’est d’ailleurs toujours), l’argent ou le profit économique. Il y avait donc des groupes de toute sorte,  mais parmi eux était  la guilde des gens qui voulaient étudier le monde. Ils avaient en effet un intérêt principal commun, à savoir la connaissance de la réalité. Et ils restent aujourd’hui les seuls à conserver le mot « universitas » comme leur nom générique.

Le motive pour la création de ces associations était le besoin et le désir de s’occuper du rapport de connaissance avec le monde et avec nous-mêmes. Pour nous, êtres pensants, vivre signifie de se rapporter à la réalité avec l’appui des idées, des pensées et des opinions qui constituent ce qui s’appelle « connaissance ». En effet, l’université présuppose fondamentalement que nous existions déjà dans la vraie connaissance, que nous y sommes plongés, enracinés de sorte que nous ne pouvons pas vraiment la distinguer de notre vie même, puisqu’elle est le fruit de notre naissance au monde.

L’essentiel, c’est que nous sommes des êtres de connaissance et les idées, les croyances, les savoirs et les opinions sont la matière, si l’on peut dire, dont est pétrie notre existence d’êtres pensants. Seules, les universités ont été inventées pour se préoccuper de ce fait essentiel  de notre vie. Comment l’ont-elles fait ? Et comment faut-il comprendre et évaluer cette activité ?

 

L’université sous des angles différentes

Plutôt que de tenter un survol historique depuis cette époque j’aimerais vous proposer brièvement trois perspectives à partir desquelles on peut évaluer, critiquer mais surtout étudier ce qui se fait dans une université. Ces trois angles concernent l’organisation, l’institution et la communauté. On aura donc trois logiques différentes qu’il faut savoir appliquer et combiner pour comprendre, gérer et diriger une université.

L’organisation d’abord. Chaque université constitue un ensemble très complexe que l’on doit mettre sur pied en assurant le fonctionnement de plusieurs acteurs, tout en veillant à une coexistence harmonieuse  des instances décisionnelles, afin que les activités puissent s’accomplir dans un environnement favorable. Il s’agit chaque fois d’une grande entreprise dont les produits principaux sont, d’une part, les diplômes des étudiants et, d’autre part, les œuvres issues de la transmission, de la recherche et de la préservation de la connaissance. Les performances de l’université seront jugés selon des critères d’ordre technique : efficacité, rentabilité, effectivité, compétitivité.

Considérons l’institution ensuite. C’est l’angle sous lequel l’université apparaît le plus souvent. Elle a une structure nationale  et doit accomplir des tâches selon les lois qui lui imposent des obligations. Ses devoirs sont l’enseignement et la recherche au profit de la société globale. La question qui se pose alors est celle de l’unité de l’institution. Son activité sera évaluée  selon des critères voués au seul bien public, c’est-à-dire aux besoins d’une élite professionnelle et politique  au service de la nation.

Voyons la communauté enfin. L’université sera perçue comme une association plus ou moins formelle de gens qui  vivent ensemble et sont donc forcés de développer des rapports  humains personnels et sociaux en vue d’atteindre leurs buts. Cette communauté peut d’ailleurs être conçue et perçue de manières fort différentes, Il peut s’agir d’un petit département localisé ou au contraire,  de l’ensemble des universitaires à travers le monde.  Elle peut être  un lieu où l’individu se découvre en sujet libre et créateur ou au contraire, un endroit frustrant où il se trouve séparé des autres, sinon de lui-même. Les éléments d’analyse nécessaires pour juger d’une communauté universitaire sont donc fort différents de ceux qui concernent  ses aspects  organisationnel ou institutionnel. Ce sont des critères d’ordre éthique où il est question de justice, d’égalité, d’amitié, de respect et, en bref, tout ce qu’il faut pour assurer la coopération et la confiance.

Vous aurez deviné à mon dernier propos que cette façon de voir est, à mes yeux, tout à fait essentielle. Les difficultés que rencontrent aujourd’hui les universités viennent du fait que leur nature communautaire n’est plus reconnue comme il le faut. Elle est même escamotée au profit de la perspective organisationnelle, quand l’université  prétend s’adapter à la logique d’entreprise, qu’elle soit de production ou de vente, et qu’elle a le devoir d’être rentable. De même, la perspective institutionnelle qui dominait la scène depuis le XIXe siècle, est lentement gommée par le modèle de l’entreprise économique. Ce développement menace l’activité proprement universitaire parce qu’une telle activité obéit à des lois différentes de celles qui valent pour la production et la distribution des biens économiques où l’espoir du profit matériel domine. Une chose est de se préoccuper de la connaissance, une autre de se préoccuper de l’argent. Quand on se préoccupe de l’argent il est important de mettre l’accent sur des critères techniques parce qu’on sait d’avance quel doit être le résultat et le problème consiste simplement à trouver les moyens les plus efficients et les plus effectives pour atteindre ce but. Quand on se préoccupe de la connaissance il ne va pas de soi que l’on donne primauté à des critères d’ordre technique, parce que la connaissance ne peut pas être évaluer ou mesurer selon les critères comparables à ceux qui s’appliquent à l’argent ou à des biens économiques quel qu’ils soient : La connaissance et la compréhension sont par nature des valeurs immesurables comme l’amour, la vérité et la justice.

Quand on essaie d’adapter l’université à une logique qui vaut pour une entreprise qui produit et vend certains produits et où on sait exactement comment évaluer le résultat, il est évident que l’on met de côté d’autres critères et par là même les valeurs propres à l’université. Le danger principal est peut-être que l’on ne tient pas compte du fait que l’université est avant tout une communauté où ce qui importe en premier chef est que les individus puissent chercher ensemble la connaissance et la compréhension comme ils décident eux-mêmes de le faire en conformité avec la nature de leur activité.

Ma thèse est donc qu’il importe avant tout de se soucier de la nature communautaire des universités pour qu’elles accomplissent leur mission de s’occuper de l’être humain comme un être de connaissance.

 

L’université comme une communauté

Plusieurs auteurs ont écritsur la communauté universitaire, et je vais en présenter quatre. Je les considèrent comme des représentants des traditions universitaires qui se sont développées différement dans quatre pays, mais qui ont néanmoins beaucoup de choses en commun.

 Le premier est Wilhelm von Humboldt qui met l’accent sur l’université comme une communauté des étudiant et des enseignants. En 1809 on a confié à Humboldt la fondation de l’Université de Berlin, mais cette université est devenue le modèle pour d’autres universités allemandes et plus tard pour les universités nordiques ainsi que des universités prestigieuses des Etats-Unis. Les caractéristiques principales de l’idée qui sera attaché au nom de Humboldt ressortent bien dans la citation suivante dans un de ses essais :

“C’est une particularité des établissements scientifiques supérieurs de toujours traiter la science comme un problème qui n’est pas encore entièrement résolu, et de ne jamais abandonner en conséquence la recherche, alors que le lycée ne s’occupe et n’enseigne que des connaissances toutes prêtes et bien établies. Le rapport entre le maître et les étudiants devient donc tout à fait différent de ce qu’il était. Le maître n’est pas là pour les étudiants, mais tous sont là pour la science. Le succès du maître dépend de leur présence et de l’intérêt qu’ils montrent, sans quoi la science et les études ne sauraient se développer. S’ils ne se regroupaient pas d’eux-mêmes autour de lui, il irait à leur recherche pour mieux approcher de son but par alliance de sa propre puissance, déjà expérimentée mais justement pour cela plus facilement partiale et moins vive, à la leur, qui est moindre, mais se déploie courageusement et encore sans parti pris dans toutes les directions. La combinaison de deux sera fructueuse. »[6]

L’auteur suivant est Michael Oakeshott, un historien et philosophe anglais ; il rappelle dans un article intitulé « The Idea of a University » qu’au Moyen Âge, l’activité universitaire se nommait  le  studium, l’étude. Il écrit à ce propos :

« Cette activité est l’une des propriétés, en réalité l’une des vertus, de la manière de vivre civilisée. L’érudit a sa place à côté du poète, du prêtre, du soldat, du politicien et de l’homme d’affaires dans toute société civilisée. Mais les Universités, néanmoins, n’ont pas le monopole de cette activité. L’érudit ermite dans son cabinet de travail, un centre universitaire célèbre dans une certaine branche, une école pour de jeunes enfants participent tous de cette activité et sont admirables à leur manière, mais ce ne sont pas des universités. Ce qui distingue une université, c’est une manière particulière de s’impliquer dans la poursuite de l’acquisition des connaissances. C’est un corps d’enseignants intégré, dont chacun se consacre à une branche particulière de la connaissance, comme dans une entreprise coopérative. Les membres de cette corporation ne sont pas disséminés dans le monde, qu’ils se rencontrent occasionnellement ou jamais. Ils vivent dans une proximité permanente »[7]

Le troisième auteur que j’invoque est le philosophe français, Georges Gusdorf, qui exprime une pensée similaire :

 « Tels qu’ils se dégagent du précédent historique, les aspects essentiels de l’Université sont le caractère communautaire et le caractère interdisciplinaire. La corporation groupe l’ensemble des maîtres et des étudiants dans l’unité de la fonction enseignante, pour le plus haut service des valeurs intellectuelles. La conscience de participer à une tâche commune, d’intérêt public, rassemble ceux qui ne sont pas seulement des chefs et des subordonnés, des fournisseurs et des clients, mais des collaborateurs dans la recherche d’une même vérité. Cette vérité n’est pas possédée par les uns, et par eux transmise aux autres; elles n’existe pas à la manière d’un capital déjà constitué, mais bien plutôt comme l’enjeu commun de volontés tendues vers un but identique. L’initiation successive des générations montantes jalonne, de relais en relais, la tâche à jamais inachevée de l’édification de la culture. L’étudiant, dans le cours du dialogue universitaire, est un maître en espérance et le maître lui-même demeure un étudiant en puissance, sauvé de l’arrogance et l’orgueil par l’humilité vraie de celui qui se connaît serviteur de la vérité parmi tant d’autres serviteurs de la vérité. »[8]

 Je vous présente pour finir la vue  du philosophe américain, Robert Paul Wolff, qui publia en 1969 un livre d’une grande actualité :

« Une communauté d’étude diffère de toutes les autres sortes de communautés, telles qu’une communauté politique, une communauté religieuse, une communauté de travail ou une communauté artistique, par la spécificité de ses finalités collectives  et les formes d’activité et d’organisation qui  en  découlent. Une université est une communauté vouée à la préservation et au progrès du savoir, à la poursuite de la vérité, au développement ainsi qu’au plaisir que procurent les pouvoirs intellectuels humains. En outre, cette  vocation est collective, et non pas simplement individuelle. Le discours public de la communauté universitaire n’est pas un simple moyen d’opérer une activité privée de recherche, comme John Stuart Mill semble l’avoir pensé. Il est plutôt l’un des biens principaux que l’on trouve dans une université florissante. C’est justement cette vocation à une activité essentiellement collective qui fait de l’université une communauté plutôt qu’un agrégat d’individus. »[9]

Qu’y a-t-il de commun à ces quatre auteurs de traditions fort différentes ? Je remarque ce qui à mon avis est de loin l’aspect principal : L’université est une communauté des enseignants et des étudiants où l’on travaille de manière systématique à la préservation, la recherche et la transmission de la connaissance au service de l’humanité. Cette vision fondamentale commune à nos quatre auteurs est de nature morale, non seulement parce qu’elle requière une coopération active de tout le monde dans l’université, mais aussi parce que dans l’activité théorique il faut cultiver les vertus qui sont liées à la connaissance, c’est-à-dire des opinions, des théories, des raisons que les gens doivent apprendre à manipuler et à traiter soigneusement et avec beaucoup de prudence dans l’activité académique. Nous allons nous tourner d’abord vers les caractéristiques morales générales de la coopération académique et ensuite nous nous concentrerons sur les vertus épistémiques qui importent le plus dans la communauté universitaire et sur les questions théoriques important pour une éthique de l’opinion et de la connaissance. 

 

La coopération académique

La poursuite des études peut en effet, aux yeux de beaucoup de gens, exiger plutôt un effort individuel et même solitaire. Nul ne peut étudier pour un autre, même s’il existe des activités que nous pouvons faire les uns pour les autres ou inversement. Mais cet effort individuel est en même temps collectif: on apprend en imitant les autres, on étudie ce que les autres nous préparent, on a constamment besoin de l’aide des autres, et les autres sollicitent notre aide et notre encouragement. Cette nature collective requiert une coopération constante et dépend donc de la confiance qui règne entre les gens .

Cette exigence de confiance est fortement soulignée par David B. Resnik dans son livre The Ethics of Science publié en 1998, et dont l’un des mérites est son effort pour expliquer ce qu’il appelle en anglais « the standards of ethical conduct in science », les normes ou les critères pour un comportement éthique en science. Ces critères sont, selon Resnik, les suivants : honnêteté, attention, ouverture d’esprit, liberté, réputation, éducation, responsabilité sociale, civisme, sens de l’opportunité, respect mutuel, efficacité, respect des sujets expérimentés qu’ils soient humains ou non. Resnik nous dit pourquoi ces douze critères sont nécessaires pour que l’activité scientifique puisse porter ses fruits. Il insiste sur le fait qu’ils peuvent seuls garantir la coopération et la confiance dans la communauté scientifique. Mais ce qui m’a frappé en outre, c’est le fait ces excellentes qualités sont également valables pour bien d’autres activités au lieu de seulement concerner les sciences ou l’activité universitaire. Ce qui nous dit que l’activité académique a le même fondement moral que toute autre activité humaine et les mêmes critères moraux y sont valable.

Il y a dans ces critères,  une sorte de mélange où se retrouvent des règles morales, des vertus et des valeurs.  Car enfin, l’honnêteté et la prudence sont des vertus, la légalité et le respect relèvent des règles morales, et la liberté comme l’éducation  sont des valeurs.

Cette division entre règles morales, vertus morales et valeurs morales est importante pour se rendre compte des manières différentes de concevoir l’éthique. Je vous rappelle que celles d’Aristote et de saint Thomas sont avant tout des éthiques des vertus tandis que celle de Kant est conçue pour nous aider à nous rendre compte de la loi morale  Dans l’éthique de John Stuart Mill le concept d’utilité joue un rôle central, pour juger les valeurs en jeu dans notre vie. Toutes ces théories peuvent être utiles pour se rendre compte du noyau éthique de l’activité universitaire, mais je vais me concentrer ici sur une certaine théorie des vertus éthiques qui concerne directement l’activité de la connaissance.

 

L’éthique de la connaissance et de la croyance

Roger Pouivet, professeur à Nancy, tranche dans le vif à propos de l’éthique de la connaissance, qu’il nomme, lui, l’éthique de la croyance, bien que cette définition ne corresponde pas tout à fait à la mienne. Pouivet défend la thèse de l’épistémologie de la vertu qui nous dit en bref que le plus important dans une activité autour de la connaissance, ce sont les vertus des gens qui se consacrent à la recherche, à la transmission et à la préservation du savoir. Son argument principal me paraît bien s’exprimer dans cette citation :

« L’éthique de la croyance et notre responsabilité épistémique n’impliquent pas un contrôle de la valeur épistémologique de nos croyances, mais des habitus intellectuels grâce auxquels nos chances de parvenir à la vérité sont accrues. »[10]

Ce point principal va directement à l’encontre de la thèse essentielle de Descartes et plus tard de Kant jusqu’à Sartre et beaucoup d’autres philosophes, qui pensent que nos croyances dépendent de notre volonté, ou plus exactement, de notre décision d’y donner notre accord et donc de l’accepter. Nous pouvons, selon cette façon de penser, décider librement ce que nous croyons et nous ne devons rien croire d’autre que ce que nous avons de bonnes et valides raisons pour tenir pour vrai. La règle de Descartes consiste en effet à ne recevoir jamais une chose pour vraie tant que, je le cite, « je ne la connusse évidemment être telle, c’est-à-dire, d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute ».[11] Selon cette règle ce que je tiens pour vrai doit m’être donné dans des idées claires et distinctes que je ne peut trouver aucune raison de mettre en doute qu’elles me donnent accès à une réalité véritable. Je dois m’observer moi-même et ne pas porter du jugement ou tenir pour vrai que ce qui est en accord avec mes idées claires et distinctes.

Est-ce qu’il s’agit d’une règle que nous devrions tous nous habituer à appliquer ? Pouivet se permet d’en douter. Il remarque qu’il faut faire une distinction entre donner son assentiment à une opinion qui nous parait manifestement vraie et accepter une opinion après avoir évaluer sa validité. L’assentiment implique que les raisons de croire s’imposent à nous, tandis que l’acceptation est dépend de notre réflexion sur les raisons pour croire et de notre décision de les tenir pour valides

Tout dépend alors de cette question essentielle : Pouvons-nous décider librement de ce que nous croyons, ou nos croyances sont-elles involontaires ? D’où la seconde interrogation immédiate : Qu’est-ce que cela implique pour une éthique de la connaissance ?

 

Les vertus épistémiques

L’idée de base de l’épistémologie des vertus, que défend Pouivet et qu’il explique bien dans son livre Qu’est-ce croire ?[12], c’est bien que nos croyances ne dépendent pas de notre volonté : Nous ne pouvons décider nous-mêmes de croire quelque chose car nous recevons nos croyances de manière passive. C’est pourquoi l’idée même de les transformer en acceptations est irréaliste, ce serait simplement supprimer toute croyance, car l’acceptation est un acte de volonté et donc de décision. Autrement dit, l’idée de supprimer (ou suspendre) entièrement ces croyances est une illusion. Ce qui importe, pour augmenter les chances que nos croyances soient vraies, ce n’est pas d’inventer des méthodes ou des règles pour pouvoir les accepter sur la base de raisons que nous avons jugées valides. Non, ce qui importe en premier lieu, c’est que nous ayons développé des vertus intellectuelles ou épistémiques qui garantissent, autant qu’il est possible, la valeur épistémique de nos croyances.[13]

Dans son livre Qu’est ce que croire? de 2003, Pouivet énumère et décrit les vertus épistémiques de la manière suivante :

a)     L’impartialité intellectuelle. Il s’agit d’être ouvert aux idées des autres  et soucieux de les comprendre. Également, de se montrer capable d’un bon jugement sur la valeur d’une autorité intellectuelle et d’avoir le sens de sa propre faillibilité. Les deux vices correspondants sont la partialité intellectuelle et l’indifférence intellectuelle.

b)     La sobriété intellectuelle. Il s’agit d’être circonspect, surtout face aux idées “enthousiasmantes”, de respecter les autorités intellectuelles compétentes (sans crédulité excessive). Les deux vices correspondants sont la débauche intellectuelle et l’étroitesse intellectuelle.

c)     Le courage intellectuel. Cette qualité fait examiner sérieusement ce qui s’oppose aux idées courantes, persévérer dans la recherche, mais aussi défendre ses propres idées quand on n’a pas d’autres raisons que l’opposition du conformisme intellectuel ambiant de penser qu’elles sont erronées. Les deux vices correspondants sont la lâcheté intellectuelle et la paralysie intellectuelle.

d)     La pertinence intellectuelle. Par ce trait de caractère, quelqu’un choisit correctement les moyens de la recherche pour une fin qui reste la vérité. Les deux vices correspondants sont la dispersion intellectuelle et l’obsession intellectuelle.

e)     L’équilibre réfléchi. Savoir modifier une règle quand elle conduit  à rejeter une intuition à laquelle nous tenons et savoir renoncer à une intuition quand elle nous conduirait à rejeter une règle fondamentale. Les deux vices correspondants sont la rigidité intellectuelle et la faiblesse intellectuelle.[14]

Il ne fait aucun doute, à mon avis, que les vertus ici décrites sont essentielles pour une éthique de la connaissance. Et elles concernent avant tout la communauté universitaire dans sa totalité. L’université doit exhiber ces vertus pour la plus forte raison que ses membres très souvent passionnés dans leur recherche de la connaissance ne les développent pas forcément dans leur vies individuelles.Comme le remarque  Pouivet, « l’appartenance à une communauté qui promeut le développement des vertus intellectuelles n’a vraiment rien de mineur » (p. 39) Et il cite une autorité à l’appui : Selon Platon, « à moins d’être doué d’un naturel exceptionnel, personne ne peut jamais devenir un homme de bien si les jeux de son enfance n’ont pas été placés dans un environnement de qualité, et s’il ne s’est pas appliqué à toutes les activités qui y concourent »[15].

La responsabilité des connaissances ne serait donc pas en premier lieu une affaire individuelle, mais collective, car « le développement des vertus épistémiques est une œuvre sociale commune » (p. 40). Et Pouivet ajoute cette remarque qui concerne fondamentalement les universités du monde entier :

« Que les croyances de chacun satisfassent les exigences de l’éthique de la croyance ne dépend pas que d’efforts individuels, mais de l’importance qu’une communauté humaine accorde à certaines valeurs épistémiques. Il existe ainsi une étroite solidarité entre une éthique de la croyance et une éthique de l’éducation. » (p.40)

L’Université est la communauté de ceux et de celles qui ont choisi de se consacrer expressément, sinon exclusivement, à la connaissance, à sa transmission, sa recherche et sa préservation. Et donc cette communauté est formée sur la base de cet engagement explicite de s’occuper de la connaissance et des connaissances de l’humanité entière. Car la connaissance, c’est-à-dire les idées, les théories, est de la même nature que l’argent en ce sens qu’elle peut se répandre partout dans le monde, et elle est en un sens plus intéressante que l’argent car elle peut appartenir à tout le monde en même temps ![16]

De la même manière que les banques du monde sont responsables de l’argent, les universités, elles, sont responsables de la connaissance. C’est pourquoi nous avons besoin d’une éthique de cette connaissance dont la première tâche serait de définir et délimiter la responsabilité épistémique des universités. La tâche des universités ne sera donc pas seulement de rechercher, préserver et transmettre la connaissance au sens ordinaire de ces mots, mais aussi de pratiquer et cultiver les vertus de la connaissance.

 

L’activité universitaire et la civilisation universelles

Nous avons vu qu’une des marques de la civilisation universelle qui se crée devant nos yeux est la construction, partout dans le monde, d’universités similaires où les mêmes idées, les mêmes opinions, les mêmes croyances, les mêmes savoirs théoriques, techniques et éthiques se répandent et se développent. Cette mondialisation de la connaissance, cette « connaissantisation » du monde, si vous me permettez ce néologisme, est à la base de la mondialisation économique, mercantile et  capitalistique   de  la planète.

Le travail universitaire est partout un combat sans relâche pour faire progresser nos connaissances scientifiques, pour développer nos capacités techniques ainsi que notre sagesse éthique. Répétons-le au risque de le marteler : le rôle officiel et reconnu des universités depuis leur création au Moyen Âge a toujours été l’acquisition, la conservation et la transmission de la connaissance que nous avons du monde et de nous-mêmes.

Les mêmes traditions, les mêmes méthodes de travail, le même respect pour la connaissance et ses tâches inhérentes, sont partout présentes dans les universités du monde entier. La connaissance, dans l’esprit des universitaires, est de tous les phénomènes du monde le plus remarquable. Elle jette des ponts entre la pensée et les idées surgies de tous les coins de la planète, et peut réunir les hommes contre tout ce qui les divise en peuples, en groupes humains distincts ou en individualités. Peu à peu, tous les universitaires, où qu’ils se trouvent sur la planète, se consacrent à la même connaissance, scientifique, technique et éthique, une connaissance qui se construit sur les mêmes bases de réflexion, se présente selon les mêmes formes discursives, et se trouve chaque fois mise en pratique en vertu des mêmes principes méthodologiques. Cette mondialisation de la connaissance est intrinsèquement liée à la tâche que se fixent les universités.

La “connaissantisation du monde” a pu s’épanouir parce que les êtres humains sont dans l’ensemble les mêmes, et pensent de façon analogue, bien qu’ils parlent des langues diverses et possèdent un vécu différent. Pascal voyait l’humanité comme une même personne apprenant sans cesse, une personne infiniment complexe et sophistiquée. En effet, elle est à la fois mâle et femelle, et intègre en elle tous les peuples, tous les âges, tous les groupes sociaux et toutes les religions. Une quête universelle de la connaissance, fondée sur la réflexion et une pensée rigoureuse, n’est-elle pas la seule voie qui nous soit ouverte pour recomposer l’unicité de notre univers complexe et celle de cet être singulier qu’est l’Humanité toute entière?

 

Pensée académique et pensée ordinaire

Pour comprendre l’activité universitaire, cette quête méthodique qui est commune aux gens qui travaillent dans le domaine de la connaissance, qu’elle soit théorique, pratique ou éthique, il faut distinguer un mode de pensée académique qui s’occupe de problèmes théoriques d’un mode de pensée quotidienne qui s’occupent des problèmes vitaux ou réels.

En effet, ce dernier reste confronté à des problèmes qu’il faut résoudre ici et maintenant, pour survivre. C’est progressivement  que la pensée confrontée aux problèmes quotidiens a été obligée de devenir de plus en plus dépendante de la pensée académique. Elle seule peut lui préparer, de manière théorique, les solutions à des problèmes vitaux ou qu’il considère comme importants. Mais il ne s’agit pas pour autant de confondre un problème théorique avec un problème pratique. On  se sert du premier quand on cherche à trouver la bonne solution du second. Nous avons une infinité d’exemples notamment dans l’industrie pharmaceutique où il faut imaginer toutes sortes de problèmes théoriques en vue de trouver finalement le meilleur médicament pour traiter une maladie. Un autre exemple est celui de la traduction dans les organismes internationaux. Elle pose des problèmes théoriques variés avant de trouver des solutions correctes pour communiquer d’une langue à une autre.

Ce qui distingue la pensée théorique de la pensée ordinaire ou quotidienne, c’est que la première n’a pas besoin d’une croyance, sauf en ses propres inventions ou dans la fiabilité de ses instruments, tandis que la seconde ne fait que nager dans une mer de croyances du matin au soir.[17] C’est pourquoi il me paraît indispensable de distinguer clairement une éthique de la croyance involontaire d’une éthique de l’acceptation volontaire ou délibérée.

Le principe de cette éthique de l’acceptation reste « la pensée critique ». Par « pensée critique »[18]  j’entends un mode de pensée qui n’accepte aucune proposition, c’est-à-dire aucune idée, aucune théorie ou aucune opinion, avant d’avoir compris ce qu’elle implique et trouvé des raisons appropriées pour la tenir pour vraie. Ceci explique parfaitement pourquoi le studium peut aussi être appelé une recherche de compréhension, ou encore une quête de vérité.[19] La pensée critique ainsi définie est la vertu principale de la pensée théorique qui se base également sur les vertus épistémiques requises pour accroître nos chances d’avoir des croyances vraies, aussi bien dans la vie quotidienne que dans notre activité académique. L’éthique de la croyance et l’éthique de l’acceptation délibérée formeraient ensemble l’éthique de la connaissance.

La pensée théorique présuppose la pensée ordinaire ou quotidienne, et cette pensée ordinaire fait appel à la pensée théorique quand cela lui convient. Mais souvent les deux ne communiquent pas. Même à l’intérieur de la même personne ! La raison est très simple : La pensée quotidienne a moins d’exigences. Elle n’est pas continuellement soumise aux critères de cohérence, de clarté, de présentation formelle, d’autonomie ou d’objectivité, bref à l’exigence de rationalité impersonnelle qui domine la pensée théorique, académique et critique.

Bien sûr, dans la réalité, c’est-à-dire dans notre vie d’individus de chair et d’os, cette distinction entre la pensée quotidienne et la pensée théorique n’est pas aussi évidente. Tout à coup, devant un problème urgent, on n’ose pas forcément se poser la question théorique qui dérange ou pourrait sembler ridicule alors qu’elle permettrait de trouver une façon nouvelle d’aborder le problème en question. Par contre, il ne faut pas oublier que les gens occupés à résoudre des problèmes théoriques éloignés des préoccupations du commun des mortels, peuvent, eux aussi, faire face à des problèmes vitaux d’urgence immédiate. Le domaine académique fait partie du monde quotidien, alors que l’inverse n’est pas vrai.

 

Position théorique et réelle des universités dans le monde

Mais cette appartenance du domaine académique et universitaire au monde social, politique et économique, pose des problèmes à tout le monde, y compris à l’université. Celle-ci cumule en effet ses propres  problèmes théoriques avec des problèmes vitaux ou réels qui résultent le plus souvent d’un manque de support social, économique et politique.

Du point de vuethéorique l’appartenance de l’université au monde est claire. L’université doit en effet participer dans la société en inventant des idées, des modèles et des méthodes qui pourront servir à résoudre efficacement des problèmes quotidiens, réels et vitaux. Il existe déjà tout une industrie consacrée à la divulgation et la promotion des solutions théoriques aux problèmes pratiques. Et il y aura dans l’avenir une pression de plus en plus forte pour que les universités pourvoient aux besoins infiniment variés des individus, des entreprises, des états etc. Comme le dit Georges Gusdorf  à ce propos : « Il y aura toujours des gens pour soutenir que l’Université ne sert à rien. Et, dans une certaine mesure, c’est exact. On oublie que l’Université n’est pas là pour servir à quelque chose. Elle est là pour servir. Par sa seule présence, et si médiocres que puissent être ceux qui l’animent, elle rappelle les hommes à l’ordre de l’humanité. »[20]

Je crois que nous pouvons, à juste titre, parler d’une culture mondiale des universités, une culture qui nous rappelle à l’ordre de l’humanité en s’efforçant de démêler partout et toujours le vrai du faux, une culture universelle qui discute, analyse et s’enrichisse de l’expérience de tous les hommes  et toutes les femmes, comme si l’espèce humaine était une seule et unique personne depuis les origines. Le but est d’essayer de comprendre le monde pour pouvoir s’y intégrer de façon responsable et constructive. Pour y parvenir, il faut certes avoir des connaissances techniques et scientifiques, mais surtout disposer d’une sagesse morale qui permette de mieux les mettre en valeur.

Les universités du monde entier ont toujours eu pour tâche de rechercher cette sagesse morale et de la consolider. Elle ne surgit pas spontanément,  mais toujours après une réflexion suivie de nombreuses  recherches à propos de  la façon dont l’Humanité s’y est prise, depuis les origines, pour vaincre l’injustice, remédier aux désastres et lutter contre le crime. La culture est un combat contre tout ce qui corrompt et flétrit la vie. Toutes les universités du monde doivent engager le maximum de leurs forces dans ce combat. Elles doivent évaluer avec un esprit critique les valeurs éthiques fondamentales de chaque culture, en les passant au crible de l’analyse. C’est ainsi qu’elles sortiront de la crise dont elles souffrent apparemment dans le présent. Et la pensée théorique, qui tient compte des valeurs épistémiques essentielles pour l’exercice de la raison et de la liberté, tracera de nouveaux chemins de l’humanité pour confronter ses problèmes vitaux.

 

 



[1]Texte remanié d’une conférence donnée au Collège de France le 6 avril  2006 dans le cadre du Groupe de travail sur l’éthique et la philosophie des sciences (GTEPS). Paru dans Philosophia Scientiæ, 13 (1), 2009, 1–23.

[2]The Uses of the University, p. 103 (première édition de 1963; la quatrième de 1995)

[3]Olivier Reboul : La philosophie de l’éducation, PUF 1989, pp.42-43.

[4]Alain Renaut :Que faire des universités ?, Bayard Éditions, Paris 2002,. On lira aussi avec intérêt son grand ouvrage Les révolutions de l’université, Calmann – Lévy, Paris 1995.

[5]The Uses of the University, pp. 28-29.

[6]Wilhelm von Humboldt : „Über die innere und äußere Organisation der höheren wissenschaftlichen Anstalten in Berlin.“ Schriften zur Politik und zum Bildungswesen. Werke in fünf Bänden (volume 4). Berlin: Deutscher Verlag der Wissenschaften 1964, s. 256. Traduction française dans Philosophie de l’Université. L’idéalisme allemand et la question de l’Université, avec une présentation de L. Ferry, J.-P. Pesron, A. Renaut, Paris, Payot, 1979, pp. 321-322, légèrement modifiée.

[7]Michael Oakeshott :  “The Idea of a University” dans The Voice of Liberal Learning (New Haven: Yale University Press, 1989), pp. 96-97.

[8]Georges Gusdorf : L’Université en question, Payot, Paris 1964, p. 88-89.

[9]Robert Paul Wolff : The Ideal of  the University,p. 128.

[10]Roger Pouivet  : “Pourquoi les hommes ont-ils besoin des vertus épistémiques?” Les vertus intellectuelles, Presses Universitaire de Strasbourg, p. 150.

[11]Discours de la méthode, Seconde partie.

[12]Qu’est-ce croire ? Librairie philosophique J. Vrin, Paris 2004.

[13]Voir Qu’est ce que croire? p. 34.

[14]Ibid. pp.34-35.

[15]Platon, La République, VIII, 558b

[16]La question de la différence entre l’argent et la connaissance est approfondie dans l’ouvrage de Marcel Hénaff, Le prix de la vérité,  Seuil, Paris 2002.

[17]Je parle de pensée quotidienne plutôt que de pensée pratique parce que la dernière peut être aussi bien théorique que quotidienne.

[18]La pensée critique, telle qu’elle est définie ici, s’oppose au dogmatisme idéologique d’une part, au scepticisme cynique d’autre part.

[19]Peu de temps avant sa mort, Jacques Derrida a écrit un pamphlet intitulé L’université sans condition, qui met en valeur la vérité, la liberté inconditionnelle de recherche de la vérité. Elle est selon lui l’idée essentielle et basique à laquelle sont  vouées les universités.

[20]L’Université en question, p.85


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